Le 9 décembre 1905, une loi avait été votée par les Chambres, dite Loi de séparation. Elle séparait, en effet, l’Église de l’État.
Pour opérer ce transport des propriétés, il fallait en prendre la liste, en faire l’inventaire, afin de ne rien laisser à la vieille église de ses meubles, et de ses immeubles.
La mesquine procédure des « inventaires » provoqua une explosion de violence et les fonctionnaires envoyés pour « compter les chandeliers », comme le dira Clémenceau, se heurtèrent à la résistance organisée organisée des catholiques.
Cet inventaire eu donc lieu à Leers le 5 mars 1906 et cette journée est décrite par l’Abée Montéuuis, curé de Leers dans un document intitulé : « Le cambriolage de l’Église de Leers » que nous reproduisons ici partiellement.
Le 5 mars 1906, le cambriolage de l’Eglise de Leers
Par l’Abbé Gustave MONTEUUIS, lauréat de l’Académie française.
Lorsque le lundi des Quarante Heures, 26 février, les gendarmes de Wattrelos eurent notifié à M. le Curé et à M. le Président de fabrique qu’il serait procédé à l’inventaire des biens de l’église, le lundi 5 mars, à 3 heures, par M. Parenty, percepteur à Lannoy, toute la population s’apprêta à faire tout son devoir.
Le dimanche, aux trois messes, M. le Curé déclara que les portes de son église resteraient fermées et ne s’ouvriraient que par la force.

On avait le droit de penser que, dés ce premier refus, l’agent du fisc se serait retiré, pour en référer au préfet, et que l’exécution brutale n’aurait lieu qu’après les délais prescrits par la loi.
Toutefois, comme il fallait s’attendre à tout avec des gens qui méprisent eux-mêmes leur propre loi, tout en reprochant aux autres de ne pas s’incliner devant elle, on s’ingénia à trouver quelques moyens de résistance. « Ils partiront le lundi soir, pensai-ton, mais pour nous empêcher de nous préparer, ils reviendront le mardi à la première heure ».
Le travail n’était pas commode pourtant, car l’église et les sacristies ont cinq portes extérieures, dont quatre n’offrent guère de résistance.
Les offices du lundi ne permirent pas de se mettre à l’œuvre avant dix heures du matin. Or déjà à cette heure on entendait dire que les crocheteurs opéraient à Sailly et à Toufflers sous la protection des gendarmes et d’une compagnie du i6°chasseurs. « Ils feront tout d’une traite, disait-on, et nous serons cambriolés dès trois heures ». Quelques-uns répugnaient à croire à une telle félonie, mais on prit le parti le plus sûr et on barricada toutes les entrées. Il y avait, à proximité de [‘église, des monceaux de pavés. Jeunes gens, femmes, enfants les apportèrent jusqu’à l’intérieur de l’église et l’on éleva un mur de porphyre étayé par des soliveaux. Ainsi furent défendues les portes des nefs latérales et celle de la salle des catéchismes. La porte de la sacristie était assurée par d’énormes verrous et consolidée par de lourds madriers.
Enfin, vint le tour de la grande porte. On l’assujettit avec de fortes travées appuyées elles-mêmes par des battens cloués au parquet. On remplit le tambour de chaises, de confessionnaux, de plaques de tôle et d’autres matériaux accumulés. Le tout fut enchevêtré par des bancs et des barres de fer.
Vers une heure, un vélocipédiste arrive de Toufflers. Les opérations sont terminées dans cette commune, rapporte-t-il, et tout fait croire que la troupe accompagnera le percepteur jusqu’à Leers. Le secret a été si bien gardé que les gendarmes de Wattrelos, qui arrivent à deux heures et demie, s’imaginent encore n’avoir qu’à protéger le percepteur qui se retirera après la protestation du curé.
Cependant, tous redoublent d’ardeur pour consolider les portes et accumuler les obstacles. Trente hommes dévoués s’enferment dans l’église ; des jeunes gens montent au clocher après avoir pris la précaution de barrer la porte extérieure de la tour et de monter l’échelle qui communiquait avec la tribune. On est prêt à tous les événements. Dès deux heures, les guetteurs enfermés dans la tour, voyant arriver la troupe dans la direction de Leers, avaient sonné le tocsin.
La foule s’est amassée sur la grand ‘place et remplit les rues avoisinantes. L’angoisse est profonde, car on se demande si l’on entendra une simple protestation ou si l’on assistera au cambriolage de l’église. Tous sont sympathiques et récitent pieusement le chapelet ou chantent des cantiques. À chaque instant arrivent des fidèles ou des curieux par les nombreux sentiers qui sillonnent le village. Les habitants des communes belges ont passé la frontière. En voyant cette foule immense, le commissaire de s’écrier « Ces Messieurs Motte auraient bien pu faire travailler leurs ouvriers. — Pardon, Monsieur, répliqua une voix, le sifflet a retenti ; mais ce sont les ouvriers qui n’ont pas voulu abandonner leur église et leur curé à cette heure critique, sans s’inquiéter ni de salaire, ni de primes, ni d’amendes. »
Les fenêtres et les balcons des maisons sont garnis de curieux. On en voit même sur les toits qui, pour ne rien perdre du spectacle, ont risqué cette dangereuse escalade. L’omnibus du messager Marquette est bondé de monde.
Les petits chasseurs, qui ont déjà escorté pas mal de cambrioleurs, témoignent n’avoir jamais vu une foule aussi nombreuse et aussi sympathique, pas même à Haubourdin.
Les habitants de l’agglomération ont arboré le drapeau tricolore cravaté de crêpe. Au-dessus du portail de l’église, on remarque un lot de casseroles de toutes formes, de toutes dimensions et à tout usage suspendu a une planche comme une batterie de cuisine.
Jusque-là, l’on n’avait aperçu que deux ou trois gendarmes. Mais un peu avant trois heures se produisit un véritable coup de théâtre. Tous les regards se tournent vers la rue de l’Église par où débouchent un commissaire de police, deux crocheteurs chargés de leur attirail, une dizaine de gendarmes à cheval et enfin une compagnie du 16e chasseur de Lille.
Les manifestants, malgré leurs protestations, sont refoulés aussitôt dans les rues voisines et des barrages sont établis de façon à isoler complètement l’église. L’émotion est très vive, ainsi que la surprise. La foule qui, jusque-là, était restée calme exhale maintenant son indignation par des clameurs ininterrompues. On entend les cris de : « Vive la liberté ! À bas les crocheteurs
Hou ! Hou ! Casseroles ! Ailleurs on chante : « Nous sommes catholiques ». Au clocher, le tocsin sonne à coups plus pressés.
Le percepteur, M. Parenty, est accompagné des deux témoins, Louis Lelebvre d’Hem, et Henri Dhellemnes de Tressin, qui l’ont assisté le matin à Sailly et à Toufilers. Le premier à la figure toute congestionnée il porte au front une blessure et des contusions sur toutes les parties du corps. Il raconte lui-même d’une grosse voix éraillée les mauvais traitements dont il a été victime à son retour de Toufflers.
Cependant, la place est complètement déblayée. On croirait qu’on va procéder à une exécution capitale. De fait c’est l’exécution de l’Eternel condamné, du Christ qui, sur le fond du grand vitrail, étend ses bras sur la croix où de cruels bourreaux vont le clouer à nouveau, du Christ, le divin Maître que l’on voudrait chasser de son Église.
Cependant le drame se déroule rapidement, car les exécuteurs ont reçu l’ordre de « faire », et de « faire vite », comme le premier traître Judas.
À trois heures précises, M. l’abbé Monteuuis, curé de Leers et ses vicaires, MM. Naels et Watine, sortent du presbytère, Ils sont accompagnés de plusieurs ecclésiastiques dont M. Alfred Salembier, le Père Tiberghien et l’abbé Quique, natif de Leers, et des membres du Conseil de fabrique M. Henri Courier, président; MM. Lepoutre, Salembier, Mullier et Hespel. Les conseillers municipaux et les notables de la paroisse, qui ont pu être prévenus à temps du coup de force qui se préparait contre l’église, se joignent au groupe des marguilliers. M. Louis Courier, maire, était resté chez lui, à la suite d’une entorse.
M. le Curé, qu’une angine a retenu dans son presbytère et qui sort pour la première fois depuis quinze jours, paraît visiblement ému. Son émotion augmente en constatant dès le premier regard à quels excès on veut en venir aussitôt. Néanmoins il restera sur la brèche jusqu’au soir et il dit à ceux qui l’accompagnent combien il est heureux de pouvoir se trouver à son poste en ce jour de combat.
Quand M. le Curé a pris place auprès du grand portail, M. Parenty s’avance vers lui et fait connaître la mission dont il est chargé. « Vous venez au nom du peuple français, lui réplique M. Monteuuis, eh I bien, moi, au nom du peuple de Leers-France, comme on dit dans la région, je vous dirai que nous réprouvons l’inventaire et la loi qui l’ordonne ». Puis, étendant les bras vers son peuple qu’on écarte de lui : « Vous n’ignorez pas M. le Percepteur, que les leersois savent payer leurs impôts et rendre à César ce qui est à César, mais ils savent aussi défendre leur propriété et garder à Dieu ce qui est à Dieu. Si tous les agents envoyés pour les inventaires pouvaient dire à leurs mandataires la réprobation qu’inspire cette loi prétendue populaire, le gouvernement saurait qu’il a mal compris la pensée, qu’il a usurpé l’autorité du peuple français. Vous rapporterez à ceux qui vous envoient la vivante protestation des habitants de Leers, plus éloquente que celle de leur pasteur. Et maintenant, permettez-moi de m’acquitter de mon devoir de curé en vous disant ce que je pense de votre proposition d’inventaire.
« Vous savez que le Souverain Pontife a solennellement condamné cette loi néfaste de la Séparation et que Mgr l’Archevêque a formellement défendu à ses curés d’y coopérer en quelque façon que ce soit. Vous ne vous étonnerez donc pas de trouver les portes de mon église fermées. En agissant ainsi, je ne fais qu’accomplir le plus simple des devoirs, celui de l’obéissance à mes supérieurs dans l’exercice de leur autorité.
« Je comprends trop d’ailleurs l’imprudence qu’il y aurait à me prêter à ce premier acte de l’ingérence civile dans le domaine de la religion.
» S’il ne s’agissait que de prendre la liste des meubles et des immeubles, de l’église de Leers pour qu’ils se transmettent fidèlement aux curés qui se succéderont dans cette paroisse et à tous ceux qui auront la garde de cette église, je serais le premier à travailler à cette rédaction et je n’aurais besoin de l’aide de personne pour régler cette affaire de famille.
« Mais l’inventaire qu’on veut nous imposer est le premier acte de l’exécution d’une loi qui peut aboutir à la confiscation de nos terres, de nos rentes, de notre église et de nos meubles, et vous comprenez que cette seule perspective effraie les fidèles et surtout les prêtres qui ont la garde de ces objets deux fois sacrés, car ils nous viennent de nos pères et ils sont destinés au culte de Dieu. Oui, personne ne saurait le nier, cet inventaire peut être le prélude de la confiscation, car si l’association cultuelle ne se forme pas, si elle vient à être dissoute, si le culte cesse d’être célébré pendant plus de six mois, si l’immeuble n’est pas suffisamment entretenu — (et je ne cite pas tous les cas prévus par l’article XII, qui laisse à l’État bien des facilités), — la jouissance de nos églises nous sera purement et simplement retirée, et nous pourrons les voir passer entre les mains d’une société civile qui en fera un foyer d’impiété et d’immoralité. Tout cela est possible d’après le texte même de la loi. D’ailleurs, la Franc-maçonnerie qui prescrit l’inventaire a décrété la spoliation, et, pour avoir accepté son joug, les législateurs devront le subir jusqu’au bout.
» Nous comprenons pourquoi la France catholique s’est émue, pourquoi à Leers autant et plus qu’ailleurs, nous sommes inquiets pour l’avenir de notre église.
« Je le sais, il est encore des optimistes qui trouvent de la lumière jusque dans les éclairs qui accompagnent la tempête et l’orage, mais nous avons déjà fait à Leers l’expérience des promesses du libéralisme gouvernemental. Au mois de juillet 1901, lors de l’application de la loi sur les associations, on avait dit aux Dames de la Sainte-Union, que l’on chassait de leur domicile et de leur école: « Vous n’avez qu’à formuler une demande au Conseil d’État, et vous pourrez revenir », et l’on ajoutait : « Surtout, partez sans bruit, sinon votre maison mère sera fermée ». Elles ont formulé leur demande, elles sont parties sans bruit, et le Conseil d’État n’a jamais répondu à leur requête, et leur maison mère a été fermée.
« Nous sommes, vous le voyez, payés pour être défiants. Aussi, nous ne voulons pas prêter la main à l’œuvre de notre propre spoliation, ni mettre le petit bout du doigt dans l’engrenage de cette loi néfaste de la Séparation dont personne ne prévoit la fin.
« Nos craintes sont légitimes, mais, hélas, nous n’avons pas que des craintes pour l’avenir. Aujourd’hui nous devons protester contre la confiscation pure et simple de nos terres. L’église de Leers avait hérité aux XVIIe et XVIIIe siècles de huit hectares de terres qui lui rapportaient un revenu annuel de 8oo francs. La Révolution ne les avait pas confisquées. Les paroissiens de Leers, reconnaissants, se montrèrent généreux à leur tour, et le 12 août 18o4, ils abandonnèrent à la nouvelle église de Leers-Nord, la moitié de leurs biens, à savoir quatre hectares avec leurs arrérages depuis 1792. Pourtant Leers-Nord ne comptait que 727 habitants et Leers-France 1 389. Nous avons été généreux. Et maintenant, vous voulez nous enlever des terres qui ne serviront plus au culte, comme l’ont voulu les prêtres et les fidèles qui nous ont fait ces legs et ces dons, tandis qu’à Leers— Nord, dans la libre Belgique, ils jouiront de ces biens et de ces rentes qui ont pourtant la même origine. Ah! Prenez garde! Vous finirez par faire regretter aux Français de n’être pas Belges, comme par vos lois persécutrices vous avez diminué les regrets des Alsaciens catholiques si attachés pourtant à la vieille France !
« Vos grands ancêtres de la Révolution ont voulu, il y a cent ans, s’emparer de l’église et du presbytère de Leers, mais ils n’y trouvèrent pas de complices et lorsqu’en 1796 un étranger eut acheté l’église pour en prendre les matériaux, il ne trouva pas un maçon pour la démolir et il dut la revendre 900 livres à un habitant. En 1906, vous ne trouverez personne pour vous livrer les meubles et les propriétés de cette église, car ils doivent rester à la paroisse sous la direction et la responsabilité des gens d’Église, des évêques et des prêtres.
« Je ne doute pas, Monsieur le percepteur, que, personnellement, vous compreniez ma manière d’agir et je ne cherche pas à vous convaincre; mais, au-dessus de votre tête, j’adresse mes revendications à ceux qui n’ont pas craint de violer leur propre loi pour compromettre d’honnêtes gens dans leur besogne sacrilège.
« Oui, je protesterais volontiers en votre nom et au nom des gens honnêtes à qui l’on confie le mandat exécutif des basses œuvres de la Franc-maçonnerie, car la plupart, au fond du cœur, répugnent à cette spoliation brutale à laquelle on les emploie.
» Oui, je protesterais au nom de ces braves gendarmes dont le prêtre est le prêtre le sûr auxiliaire, et qu’on emploiera peut-être à forcer les portes de notre église, alors qu’ils auraient ample besogne à ramasser tous les vagabonds et les repris de justice qui, sous le nom de fraudeurs, se promènent sur nos frontières.
« Je proteste en mon nom comme curé de cette église dont j’ai la garde.
« Je proteste au nom de mes paroissiens qui ont la jouissance de cette église et qui doivent continuer à en jouir sans en demander l’autorisation. Elle n’est pas riche, mais le bien des pauvres est deux fois sacré.
« Je proteste au nom des morts dont nous foulons les tombes. Lisez ces inscriptions à l’autel de la Vierge et à l’autel de Saint Vaast. Vous y lirez leurs donations et aussi les prières qu’ils réclament en retour. Ainsi, les pierres elles-mêmes crient contre vous.
« Je proteste contre le scandale que vous allez donner à nos voisins les Belges qui auront une triste idée de la façon dont la liberté se comprend et se pratique en France.
« En un mot, je proteste de toutes les forces de mon âme, et je dégage toute ma responsabilité de curé et de Français de l’iniquité que vous allez commettre.
« Mais si vous devez par vous-même confectionner quelque jour un inventaire, je vous ferai remarquer que vous ne sauriez porter au compte de la fabrique tous les meubles qui se trouvent dans notre église ou notre sacristie, car ces cloches qui, tout l’heure, ont protesté d’elles-mêmes, les orgues, les trois autels, les bancs de communion, tous les vitraux, toutes les statues, le parquet lui-même ont été acquis par les aumônes des fidèles. Les revenus de la fabrique suffisent à peine à l’entretien du bâtiment, du personnel de l’église et aux frais du culte.
« Aussi, pour éviter des erreurs, je joins à ma protestation la liste des objets qui ne proviennent pas des ressources de la fabrique et vous demande d’insérer l’une et l’autre dans votre procès-verbal.
« Que Dieu protège la France! Et que saint Vaast défende cette paroisse qui s’est placée sous sa protection !
« Gustave MONTEUUIS, curé ».
Le percepteur reçoit la protestation et la liste des objets sur lesquels les donateurs reprennent tous leurs droits et promet de les ajouter à son procès-verbal.
Ensuite, M. Jules Salembier, marguillier, au nom de son oncle M. Henri Courier, président du conseil de fabrique de Leers, lit la protestation suivante :
« Le Président du conseil de fabrique de la paroisse de Leers, au nom des membres du conseil, proteste de toute son énergie contre l’inventaire que des étrangers prétendent faire aujourd’hui, car ils voient dans cet inventaire la main mise sur les biens meubles et immeubles qui sont la propriété de l’église dont ils ont la garde.
« Ils protestent au nom du droit naturel, car ces biens ont été donnés pour être employés au service du culte, sous la direction des curés nominés par Mgr l’Archevêque et non pour être attribués à une association plus ou moins cultuelle.
« Ils protestent au nom du peuple qu’on appelle faussement souverain, car jamais, les électeurs n’ont donné à leurs députés ou à leurs sénateurs le mandat de séparer l’Église de l’État et de fournir un nouveau prétexte à toutes les discordes qui divisent notre malheureux pays.
« Dès lors, ils ne sauraient en aucune manière prendre part à la confection de cet inventaire. Ils réservent formellement les droits de la fabrique et des tiers, et vous invitent à insérer cette protestation dans votre procès verbal ».
Les deux protestations sont applaudies par la foule entière. M. Parenty revient à la charge. « Veuillez ouvrir l’église, dit-il, pour que je procède à l’inventaire prescrit par la loi. — Vous savez bien que je ne peux pas et que je ne veux pas, répond M. le Curé avec énergie. — Dans ce cas, ma mission est terminée, car M. Roussenac, commissaire de police à Lille, va vous remettre un arrêté préfectoral. — La loi vous prescrit de référer à M. le Préfet des obstacles que vous rencontrez, et je proteste à nouveau contre l’illégalité d’un inventaire par surprise et par violence ». Mais que leur fait une illégalité de plus ou de moins à ces faux adorateurs de la loi.
En effet, le commissaire Roussenac, un roux à l’œil mauvais et au regard fuyant, s’approche de M. le Curé, et lui présente un arrêté du Préfet du Nord mettant « le président de la fabrique et le curé en demeure d’avoir à remettre à M. Parenty, percepteur, agent auxiliaire des domaines (comme on respecte la forme), toutes les clés des portes extérieures et intérieures de l’édifice du culte, ainsi que celles de la sacristie et de toutes les caisses, armoires ou coffres-forts pouvant contenir les objets à inventorier et notamment les deniers, valeurs et titres de l’établissement ecclésiastique, faute de quoi il sera procédé immédiatement à l’ouverture des portes avec le concours d’un officier de police judiciaire ».
Le curé et le président de fabrique refusent d’accepter copie de cet arrêté et force est au commissaire de les porter à leur domicile.
L’heure de l’exécution avait été laissée en blanc sur l’arrêté préfectoral. Le commissaire avait écrit lui-même « trois heures et demie »; puis, voyant que les opérations allaient assez vite, il avait inscrit au dessus trois heures un quart. Un vicaire, M. Naels, qui surveillait ces agissements, fait observer au magistrat que l’arrêté porte une surchargea qu’on a ajouté trois heures un quart à la place de trois heures et demie. M. Roussenac ne répond rien et se retire pour donner à un gendarme la mission d’aller porter le texte de l’arrêté préfectoral au presbytère et chez M. Henri Courier, après avoir eu soin de remettre l’heure primitive « trois heures et demie ».
Comme si toutes les illégalités devaient s’accumuler, le commissaire, qui est plus pressé d’en finir que d’user de moyens légitimes, se trouble et porte chez M. le Curé la notification destinée au président de fabrique, et au président de fabrique la notification destinée au curé, si bien, qu’aujourd’hui encore, l’un et l’autre peuvent déclarer n’avoir pas été avertis.
M. le commissaire, après avoir attendu trois heures et demie, s’avance vers le portail, accompagné d’un clairon du 16e chasseurs. Trois sonneries successives retentissent pendant que le commissaire frappe de sa canne et nasille: « Ouvrez, au nom de la loi ». Tout naturellement personne ne répond. Avant de mander ses crocheteurs, le commissaire fait le tour de l’église, cherchant le point le plus faible de la défense. On se demande avec inquiétude de quel côté il portera ses efforts, car les portes ne sont pas toutes également défendues. Il songe un moment à la porte extérieure de la sacristie. Cette porte en sapin paraît devoir céder aussitôt. Mais un bon ou un mauvais génie avait peut-être insinué au commissaire que le grand portail était faiblement garanti, car au moment où les mouchards pouvaient encore pénétrer dans l’église, la défense n’était pas organisée de ce côté. D’ailleurs, la porte paraissait vieille et vermoulue et devait, semble-t-il, céder au premier coup de hache.
Le commissaire regarde lui-même imprudemment à travers le trou de la serrure et appelle à lui ses deux crocheteurs, ils essaient tout d’abord de l’ouvrir à l’aide de fausses clés. Une énorme pince-monseigneur est pointée contre la latte qui recouvre l’interstice des deux battants et qui vole en éclats. Les crocheteurs essaient ensuite de disjoindre la porte, mais cette tentative n’a pas plus de succès. Ils retournent ensuite leur pince et appuient tous deux sur la pierre, le tout formant pied de biche, pour soulever la porte hors de ses gonds. Mais elle avait été solidement calée avec des coins de fer et des pièces de bois, et ils en sont quittes pour leur peine.
« Hardi ! Gugusse ! » crie un spectateur pour se moquer de leurs vains efforts.
Enfin ils ont recours à la hache et font, avec de grands moulinets, une trouée dans le panneau. L’intérieur de la porte apparaît alors comme une véritable barricade. Des traverses en chêne, fixées dans un épais encadrement de même bois, sont recouvertes en dedans et en dehors d’une surface de planches que des centaines de clous rouillés retiennent solidement. Tout cela forme un obstacle impénétrable. Contre l’attente, la vieille porte vermoulue, plus que séculaire, qui semblait devoir se disloquer au moindre choc, fournit une résistance surprenante. C’est morceau par morceau, clou par clou, qu’il faut l’arracher et les débris ne se détachent qu’avec des grincements sinistres. On dirait que cette porte a « enregistré » les soupirs des générations, car elle gémit véritablement à cette heure où l’on vient violer le sanctuaire qu’elle protège.
La brèche s’étend lentement sous les coups comme une plaie sur le corps d’un combattant, et répand, en guise de sang, la poussière de ses ais décomposés par le temps.
Les cambrioleurs avaient cru nous surprendre et ils ont été surpris, les voleurs ont été volés. La résistance de la vieille porte est passive, comme celle de ses maîtres, mais c’est encore une belle résistance.
Cependant, un silence religieux règne dans cette foule de 2 000 personnes Le spectacle est poignant, l’émotion profonde. Les coups de hache retentissent douloureusement au cœur de tous. La porte elle-même semble avoir une âme et résister de toutes ses forces. Elle n’a jamais été violée par les voleurs de grand chemin, elle ne veut pas l’être davantage par les cambrioleurs officiels, qui opèrent sous la protection des gendarmes et des gens de loi. On croirait vraiment qu’elle connaît sa mission qui est de s’ouvrir aux bons et de rester fermée aux méchants, comme il était écrit sur la porte des vieux monastères :
Porta patens esto; nulli claudaris honesto.
Et la vieille tour est là qui se dresse et se demande s’il valait la peine de tant résister aux tempêtes, aux orages et à l’usure du temps pour subir une pareille infamie. L’horloge s’est arrêtée à quatre heures moins dix pour marquer l’heure du crime et se refuser à compter les minutes de ce drame douloureux.
Pauvre vieille tour. Au XVIe siècle, elle a été pillée par les Gueux : Au XVIIe, des soldats maraudeurs ont mis le feu aux poutres qui la soutenaient Au XVIIIe siècle, la foudre lui a enlevé son clocher. Au XIXe, le temps achevant son œuvre, il fallut lui donner son corset de fer. Le portail avait, au moins, été respecté. Il a fallu le XXe siècle, l’année 1906, pour l’attaquer par la base. Et pourtant, comme la Croix qui la domine, elle reste et les lois passent.
Le soleil, si rare cet hiver à Leers, éclaire de tous ses rayons cette scène d’horreur, comme pour permettre à tous de voir ce spectacle et de connaître à leurs tristes œuvres les artisans du crime.
La porte résiste toujours et le commissaire se demande s’il ne ferait pas mieux d’en attaquer une autre, car les heures s’écoulent et il est mal à l’aise au milieu de cette foule qui ne lui cache pas son mépris. Les cambrioleurs surtout sont l’objet de l’indignation de la foule qui fait ses réflexions : » On dit qu’ils sont payés 40 frs. par cambriolage, dit l’un; mais il vaudrait mieux crever de faim que de faire une pareille besogne ». — « Il n’y a pas de danger qu’ils ôtent leur veste, réplique un autre, car il ne faut pas avoir de chemise au dos pour faire pareil métier ». D’autres racontent que ce sont des malfaiteurs que l’on a libérés de la prison et à qui l’on a promis leur grâce s’ils acceptaient de cambrioler les églises. C’est bien possible, car ils ont vilaine mine. On cache leur nom et leur origine pour leur éviter les représailles des honnêtes gens.
Cependant, l’on raconte que ce matin le plus grand des crocheteurs a eu la désagréable surprise, après avoir crocheté la porte de l’église de Sailly, de se trouver face à face avec un de ses bienfaiteurs qui l’avait connu lorsqu’il fréquentait le patronage de Sainte-Catherine à Lille. « Quoi, c’est vous Delerue, s’écria M. l’abbé Rembry, curé, quoi, c’est vous qui faites cette triste besogne ? Vous souvenez-vous du passé ? Me reconnaissez-vous ? — Oui, je vous reconnais, se contente de répondre le serrurier qui a blêmi et paraît désemparé. — Vous agissez bien mal, ajoute M. le Curé; en ce faisant, vous courez à la perte de votre âme ». Les yeux baissés, tremblant d’émotion, Delerue, après un temps d’hésitation, réplique : « Mais, je suis obligé, j’obéis à d’autres! — Ceci ne vous excuse nullement. J’ai pitié de vous; je prierai tous les jours pour vous, je vous le promets, pour que vous vous repentiez, mais changez donc de sentiments! Il est toujours temps de se convertir. Cessez votre misérable besogne ».
Hélas! Delerue et son compagnon ne paraissent guère convertis. Ils continuent de frapper, de scier, d’arracher. Enfin, vers quatre heures, ils ont réussi à agrandir l’ouverture et ils peuvent montrer comme premier trophée une chaise toute décarcassée. Une seconde ne tarde pas à suivre, puis une troisième… Les crocheteurs se vengent en projetant les chaises en l’air de façon à les briser.
L’opération ne se fait que lentement. Le curé se promène de long en large, récitant son chapelet. On se fatiguerait si l’on n’était heureux dans sa conscience de voir tous ces obstacles s’opposer à cette œuvre d’iniquité. Les paroissiens, refoulés derrière les barrages, ne cessent de prier ou de chanter des cantiques. Les petits chasseurs, qu’on est si fier de voir passer au pas de gymnastique, s’impatientent de piétiner sur place. Ils sont profondément impressionnés. Il leur semble assister à une cérémonie religieuse. Et, vraiment, c’est une belle manifestation de foi et de piété, rendue plus éclatante par le contraste de l’impiété profanatrice. « Ailleurs, dit l’un d’eux, on a pu faire de la politique, mais ici on est catholique avant tout », et quelques-uns se prennent à fredonner des cantiques qu’ils chantaient plus librement dans l’église de leur village.
Les cambrioleurs ont retiré, parmi les obstacles, un écusson de zinc sur lequel sont peints en lettres tricolores ces deux mots : Dieu et Patrie. Ils le jettent avec mépris sur le tas de chaises. Mais le peuple proteste en criant : « Vive Dieu! Vive la Patrie! », au contraire, lorsqu’un rouleur quelconque, chaussé d’espadrilles et coiffé d’une casquette de toile cirée apporte aux cambrioleurs une canette de bière, il est hué d’importance et doit se féliciter d’être protégé lui-même par les gendarmes qu’il rencontrera peut-être dans d’autres circonstances.
L’opération traîne en longueur. Deux personnages sinistres viennent se joindre au groupe des cambrioleurs. On croit d’abord qu’ils vont prêter main-forte aux crocheteurs, mais ce sont deux cantonniers, en habits de travail, que l’agent-voyer avait réquisitionnés dans le cas où malheur serait arrivé à Lefebvre et à Dhellemmes, à la suite de l’aventure de Toufflers.
L’ouverture pratiquée dans la porte est si étroite et les chaises sont tellement enchevêtrées que les deux hommes ont toutes les peines du monde à les sortir. Du haut de l’échafaudage, il tombe du sable et de lourds pavés. À plusieurs reprises, les crocheteurs appellent le commissaire en se plaignant qu’on leur jette ces matériaux de la tribune. Alors le commissaire se décide à entrer par la brèche en se faisant suivre de trois gendarmes L’un après l’autre, ils escaladent la barricade de chaises et se hissent jusque sur la tribune des orgues, pour redescendre dans l’église le long d’une corde et d’une échelle.
Le commissaire et les gendarmes dégagent les obstacles accumulés contre le portail intérieur, ils enlèvent les planches qui fermaient les secondes portes et se rencontrent avec les cambrioleurs qui avaient poursuivi leur besogne à l’extérieur. La vieille porte avait résisté une heure trois quarts « Honneur à elle ! »
II était un peu plus de cinq heures un quart, lorsque M. Parenty, percepteur, pénétrait dans l’église accompagné de ses témoins et de quelques gendarmes M. le Curé, MM. les Vicaires, dont Je commissaire demande les noms, M. Henri Courier, président du conseil de fabrique M. Jules Salembier marguillier et deux représentants de la presse sont seuls admis dans l’église. Ils entrent tous par la brèche sur les débris de la porte et des chaises.
Cependant déjà, le percepteur, pressé d’en finir, a commencé son inventaire par les fonts baptismaux, M. le Curé l’arrête au pied de l’autel de Saint Vaast pour lui faire entendre une seconde protestation, plus vibrante que la première. On sent l’indignation inspirée par la déloyauté des procédés employés dans l’assaut de l’église.
» Monsieur,
« Je n’ai pas à revenir sur la déclaration que je vous ai fait entendre à trois heures, mais au moment où vous employez la ruse et la violence pour pénétrer dans ce sanctuaire de la justice et de la paix,
» Je proteste au nom de la liberté de conscience proclamée dans les Droits de l’Homme;
« Je proteste au nom de la liberté des cultes, garantie par la loi ;
« Je proteste au nom du droit de propriété reconnu encore par la majorité gouvernementale;
« Je proteste au nom de l’Église catholique dont je suis le prêtre;
« Je proteste au nom de cette paroisse dont je suis le curé;
« Je proteste au nom du droit contre la loi qui n’a pour elle que la force brutale quand elle est opposée à la volonté de Dieu.
« J’ai fait mon devoir, et maintenant faite votre triste besogne et faites vite. Nous en serons les témoins attristés, mais nous nous consolerons en songeant que nous souffrons persécution pour la justice et qu’il vaut mieux souffrir une injustice que de la commettre.
« Faites votre besogne et que la vengeance du Ciel ne tombe pas trop dure sur notre pauvre France pour laquelle nous allons redoubler de prières, et à qui Dieu suscitera des libérateurs et des vengeurs; car je ne doute pas que cette tentative criminelle ne tourne à la confusion des persécuteurs, et j’ai la confiance qu’elle tournera à la gloire de Dieu, au bien des âmes, à la liberté et à l’unité de l’Église de France ».
M. Jules Salembier proteste à son tour, au nom du conseil de fabrique, au nom des habitants de Leers, au nom de sa famille, si mêlée à toute l’histoire de Leers.
« Tout à l’heure, j’ai parlé au nom du Conseil de Fabrique. Permettez-moi d’ajouter un mot en mon nom personnel, Catholique, comme Mauguilier, comme Français et comme Leersois.
« J’ai l’honneur d’avoir deux frères prêtres et je suis le fils d’un homme qui, pendant quarante-deux ans, a géré, en qualité de maire, tous les intérêts de cette commune. J’ai donc quelque droit de vous parler au nom de tous ceux qui ont bâti et orné cette vieille église, au nom des morts comme au nom des vivants. Je représente ici, j’en ai l’intime conviction, les souvenirs, les sentiments et les meilleures traditions de cette commune. Nos aïeux, qui nous entendent du haut du ciel, reconnaîtront leur sang et nos fils n’auront pas à nous reprocher d’avoir abandonné leurs droits et à rougir de nous ».
M. le Curé demande ensuite le nom des témoins. Ils déclarent se nommer Louis Lefebvre, d’Hem, et Henri Dhellemmes, de Tressin. Tous deux sont cantonniers : « Je me félicite que l’on n’ait pas trouvé un seul homme à Leers, pour procéder à cette œuvre de spoliation. Mais je vous récuse tous deux, parce que vous êtes des étrangers. Quand on voudra vérifier l’inventaire, il faudra que je coure à Hem et à Tressin vous chercher. Vraiment ce n’est pas sérieux vous allez être témoins, dites-vous, mais témoins de quoi ? Savez-vous ce que c’est qu’ amict, un manipule, une aube, un rochet, un manuterge ? »— Ahurissement des témoins qui ne savent que répondre. « Eh! bien alors, vous ne deviez pas accepter. Je n’aurais jamais voulu me prêter à l’inventaire d’une filature, d’un tissage, ni même d’un atelier de menuiserie. Je ne m’y connais pas. Vous ne vous y connaissez pas davantage, vous deviez rester chez vous. — Mais, M le Curé, on nous a commandés ». — Oui, voilà le mot de la fin. Tous esclaves en ce pays de liberté. Comme les percepteurs ne trouvaient pas de témoins pour l’exécution de cette loi populaire, le préfet a donné ordre aux agents voyers de déléguer leurs cantonniers pour cette sale besogne. Et voilà comment ces deux malheureux sont venus à Leers, par ordre. Franchement, ils auraient préféré casser des cailloux sur la grand ‘route ! Henri Dhellemmes a l’air plus honnête, mais Louis Lefebvre est encore énervé, soit par les coups qu’il a reçus à Toufflers, soit par l’effet du genièvre qu’il a pris pour se remonter.
Pendant que le percepteur poursuit son inventaire, le commissaire spécial s’inquiète et s’agite. Après l’église il faudra inventorier la sacristie, mais où est-elle ? . Le commissaire croyait l’avoir découverte du premier coup d’œil, car au coin de l’autel de la Vierge, un amas de chaises barricadait une porte en vieux chêne adossée au mur, Il avait fait enlever les obstacles, enfoncer la porte par les crocheteurs, mais il s’était trouvé en face d’une armoire sans issue.
Mais où est donc la sacristie ? Où est la porte ?. . . Le commissaire est énervé. Il ne s’attendait guère à cette déconvenue. Il passe derrière le maître-autel, sondant toutes les boiseries, Il regarde la statue de N. D. de Toute- Bonté dressée sur son lourd socle à droite de l’autel de la Vierge, sous la statue de saint Bernard. La vraie porte lui échappe toujours. Il sort de l’église et va sur la place, pour étudier la disposition des lieux. S’étant assuré de l’emplacement exact de la sacristie, il revient au bout de quelques minutes, et cette fois va droit à la véritable porte qui avait été adroitement dissimulée par la statue de N. – D. de Toute- Bonté. On déplace le socle et la statue et les crocheteurs opèrent à nouveau. « Cassez, cassez », commande le commissaire impatienté. La serrure offre peu de résistance et les crocheteurs terminent leur besogne en fracturant toutes les portes de la sacristie ainsi que les tiroirs des armoires et des meubles.
Le commissaire arrive au fond de la sacristie avec ses crocheteurs et aperçoit la porte en bois de sapin, donnant sur la place et qui n’était défendue que par deux verrous et quelques traverses de bois. Il rugit en songeant qu’il eût été si simple d’entrer d’un seul coup dans la sacristie et dans l’église. « Pourquoi n’en suis-je pas resté à ma première idée ? J’avais dit d’attaquer par cet endroit ». De fait, cette porte eût été plus vite enfoncée.
Le cambriolage semble terminé et les crocheteurs vont pouvoir se reposer de leur rude journée; mais non. On entend retentir les marteaux sous la tribune. Il s’agit de délivrer un gendarme qui, sans les crocheteurs, aurait assisté au salut de réparation. Il avait escaladé le mont de chaises du tambour dès la première ouverture et était grimpé à la tribune avec le commissaire et ses frères d’armes, mais, moins leste que les autres, il n’osait descendre par la corde et l’échelle donnant accès dans l’église. Il fallut donc crocheter en l’honneur du gendarme. Pour finir par un acte de pure méchanceté, les crocheteurs brisèrent la serrure du réduit attenant à l’escalier de la tribune, bien que la clef fût placée sur la serrure. Il leur fallait cette distraction après les rudes travaux de la journée.
Cependant, le percepteur a hâte d’en finir, car il est près de six heures et le jour tombe. Il promène un regard distrait sur les linges et les vêtements, compte en partie double les chasubles repliées sur elles-mêmes et jette quelques chiffres sur son inventaire. Le témoin Lefebvre, toujours énervé, oublie de suivre les opérations et il faut faire remarquer au percepteur qu’il n’y a plus qu’un témoin. Lefebvre est rappelé durement à l’ordre par le commissaire et bientôt l’inventaire est terminé.
En passant devant le grand-autel M. le Percepteur s’informe de ce qui est contenu dans le tabernacle. « Pour l’inventaire, répond M. le Curé, il y a deux petits vases en cuivre doré, d’une valeur de dix francs, mais pour le chrétien il y a le Dieu pour qui a été bâtie cette église, dont nous défendons la propriété, le Dieu qui viendra juger les vivants et les morts. C’était bien le mot de la fin.
Pendant toute la durée de l’inventaire, les hommes qui avaient si vaillamment défendu l’église pendant l’assaut s’étaient groupés au pied du Saint Sacrement récitant le chapelet et chantant des cantiques au milieu de l’église profanée. C’était un contraste à la fois pénible et doux. À un moment donné, un jeune homme, cédant à la poussée d’indignation et de colère qui montait au visage de tous, se mit à crier: « A bas les voleurs !… » Déjà les gendarmes s’approchaient, mais M. le Curé, faisant un signe de la main calma l’effervescence et les gendarmes reculèrent. Les protestations du dehors avaient pu être violentes, il fallait conserver à la protestation du dedans son caractère de calme, de force, de piété.

L’inventaire est terminé à six heures moins dix. Fonctionnaires et gendarmes sortent de l’église. Ordre est donné de rompre les barrages. Tandis que la foule impatiente se précipite, les chasseurs et les gendarmes se mettent en route vers Lys, emmenant avec eux les crocheteurs sous bonne escorte. On croirait vraiment que ce sont des malfaiteurs pris en flagrant délit par les gendarmes avec les instruments de leur crime, et de fait on ne se tromperait pas. Le petit imberbe qui a porté des chopes aux cambrioleurs a bien soin de s’éclipser avec eux, car il pourrait se repentir de ses bravades. Il n’échappe pas toutefois sans quelques horions bien mérités. Les manifestants agitent des mouchoirs et font entendre des cris assourdissants. Des femmes vont jusque dans les rangs jeter leur mépris à la face des deux cambrioleurs et des témoins.
Mais la voix des cloches se fait entendre, sonnant à toutes volées. La foule se précipite à l’église pour constater l’œuvre de dévastation légale.
Pour y entrer, il faut marcher sur les débris de la porte et des chaises. La plupart tâchent de se procurer une relique de leur église. Tous passent par la brèche. L’entrée est si étroite que, pour éviter des accidents, M. le Curé, monté sur un tas de pavés, doit contenir ceux qui entrent et faire signe à ceux qui suivent de ne pas se précipiter trop violemment.
L’église est bientôt remplie, car on a ouvert la porte extérieure de la sacristie. Messieurs les Vicaires maintiennent l’ordre au-dedans et dirigent le chant du Credo que tous chantent d’un seul cœur et de toute la force de leur âme. Bien des voix sont éraillées par les acclamations qu’elles ont poussées depuis trois heures.
Lorsque le Credo est terminé, M. l’abbé Monteuuis monte en chaire. Il donne lecture des protestations que ses paroissiens n’ont pu entendre, il les félicite de leur énergie, de leur foi, et tire les leçons de cette mémorable journée, dont le souvenir sera éternellement dans la mémoire de ceux qui étaient à Leers en l’après-midi du 5 mars 1906.
« Nous venons de passer ensemble des heures qui compteront dans notre vie. J’ai souffert d’être retenu chez moi, pendant ces quinze derniers jours, de ne pouvoir assister aux funérailles de mon frère, de ne pouvoir prendre part aux travaux des Quarante Heures, mais je remercie le Bon Dieu de m’avoir rendu ma voix et mes forces pour protester et lutter avec vous, car c’est au curé à défendre son église.
« Aujourd’hui, tous vous avez fait votre devoir. Vous savez que Notre Saint-Père le Pape a condamné la loi de Séparation, que Monseigneur l’Archevêque a défendu à ses prêtres de coopérer aux inventaires, et vous avez protesté par votre présence, par vos cris et par vos prières. Vous ne voudriez pas qu’un étranger vienne inventorier votre petite fortune, et vous ne voulez pas non plus qu’un agent civil quelconque vienne faire l’inventaire de l’église qui est le trésor de tous les fidèles
Depuis trop longtemps déjà les catholiques se laissent traiter comme des parias. On force leurs enfants à aller dans des écoles sans Dieu; on reçoit les malades dans des salles où ils ne sont plus consolés par la vue du Crucifix; on enrégimente leur fils dans des armées qui n’ont plus d’aumôniers. On a chassé Dieu de l’école, de l’hôpital, de la caserne, fallait-il encore le laisser chasser de son temple ? Non, non; vous l’avez compris et voilà pourquoi vous avez défendu votre église par tous les moyens qui étaient en votre pouvoir et vous n’avez laissé succomber la justice que sous l’écrasement de la force brutale.
« Si les catholiques de France ne s’étaient pas levés comme nous, avant un an on aurait vu se fermer nos églises; mais aujourd’hui, les impies savent à quelle résistance ils devraient s’attendre s’ils essayaient jamais de les fermer.
» Dieu est content de vous. Vos voisins vous ont applaudi, et les soldats, témoins de ces tristes scènes, témoignaient qu’ils n’avaient jamais vu une résistance plus calme, plus digne, plus unanime que celle des habitants de Leers, qui ne faisaient qu’un cœur et qu’une même âme avec leur curé.
« Et maintenant, je vous dirai: « Souvenez-vous! » Hélas! Le Français oublie très vite; mais j’aime à croire que l’impression de cette journée restera éternellement gravée dans votre cœur.
« Quand je vous voyais tout à l’heure ramasser les débris de votre vieille porte et les partager entre vous comme des reliques, je sentais s’éveiller un souvenir de l’histoire de la catholique Irlande. Lorsque les paysans irlandais, persécutés par les Anglais protestants, étaient obligés d’abandonner leur manoir pour s’embarquer vers la libre Amérique, ils arrachaient une motte de terre qu’ils emportaient avec eux, afin de garder toujours, et la haine de l’Anglais et l’amour de l’Irlande.
« Eh bien, mes frères, que ces modestes souvenirs vous rappellent aussi qu’il vous faudra conserver dans votre cœur l’amour de cette église que nous avons défendue, et la haine de la Franc-maçonnerie qui a mis en mouvement toute cette armée de commissaires, de gendarmes et de soldats.
« Oui, souvenez-vous, et sachez vous en prendre à ceux qui ont façonné cette loi de malheur. À Leers, je le sais, vous pouvez marcher la tête haute, car vos représentants, à tous les degrés, ont toujours été des catholiques. Mais l’impiété reviendra à l’assaut, et quand ses candidats brigueront vos suffrages, ne leur demandez pas s’ils sont prêts à acheter vos voix, s’ils vous promettent des réformes plus ou moins démocratiques, mais demandez-leur s’ils sont catholiques ou non ; demandez-leur, si, au jour de l’épreuve des inventaires, ils étaient à côté du prêtre ou à côté des crocheteurs ? Dès lors, votre choix sera fait, et, par votre bulletin de vote plus que par vos chants et vos cris, vous vengerez votre église cambriolée et votre Dieu outragé. Oui, souvenez-vous !
« Nous vous avons ouvert toutes grandes les portes de cette église que nous avions fermées aux exigences des cambrioleurs, et tout à l’heure, le Dieu de l’Eucharistie sortira de son tabernacle inviolé pour vous remercier et vous bénir. Plus que jamais, profitez de votre église qui vous deviendra plus chère, du Dieu qui sera plus aimé, car toujours l’Église vous sera accessible et les tabernacles ouverts.
« Enfin, si l’on a pu briser les portes de votre église, n’oubliez pas que vous avez dans votre cœur un tabernacle, un sanctuaire qui est hors de toute atteinte, car le vrai temple de Dieu, c’est votre âme. « Tempium Dei sanctum est quod estis vos ». Protégez-le contre toute souillure et ornez-le de pureté, de charité et de piété. Soyez, au milieu des méchants, des Évangiles vivants, comme les chrétiens du temps de Tertullien, que votre lumière brille devant les hommes, que votre charité se répande autour de vous, afin que vous glorifiiez votre Dieu partout et toujours.
« Voilà mes frères, les leçons qui se dégagent des évènements de cette grande journée. Je ne puis mieux les résumer qu’en vous répétant le mot du grand libérateur de l’Irlande, d’O’Connell mourant à son fils : Mon enfant, souviens-toi toujours de ton âme et de la liberté ».